CHAPITRE VII
L’appareil avait considérablement ralenti au cours des dernières quarante-huit heures.
Néanmoins, le « Foudre 115 » piquait vers le sol à une allure qui était encore vertigineuse, et n’importe quel observateur, même profane en matière d’aérodynamique, aurait parié sans hésiter que ce curieux engin, que l’échauffement intense dû au frottement de l’air rendait lumineux et brillant comme une masse de métal en fusion, allait à coup sûr s’écraser sur le flanc de l’une des collines.
A bord, tout était cependant paré. Yahinn pouvait s’en assurer d’un coup d’œil. Les appareils d’antidétection fonctionnaient depuis leur arrivée aux limites imprécises du système solaire ; le refroidissement des parois extérieures s’effectuait d’une manière normale et, c’était sans aucun doute ce qui comptait le plus dans l’immédiat, le système extrêmement complexe qui plaçait l’appareil dans des conditions d’apesanteur, et qui allait leur permettre de renverser le sens de leur progression en une fraction de seconde afin d’assurer un freinage très rapide et efficace, donnait toute satisfaction.
Relié à un groupe de quatre altimètres de grande précision, l’inverseur de marche allait se déclencher automatiquement dans quelques secondes et…
Défiant toutes les lois de l’accélération et de la mécanique, le « Foudre 115 » venait en effet de s’immobiliser, à quelques mètres seulement au-dessus du sol couvert de broussailles.
— Nous y sommes, commenta Yahinn d’un ton laconique.
Sans perdre un instant, il avait saisi les commandes de l’appareil et l’amenait doucement au ras de la végétation en lui impliquant de brèves et légères poussées par les réacteurs d’appoint qui entouraient la coupole de l’habitacle principal.
Wuhr et Graza étaient déjà près de l’une des trappes d’accès, prêts à l’ouvrir.
C’était sans doute l’un des moments les plus périlleux, et il fallait faire vite. Il suffisait que quelqu’un se trouve dans les environs ou passe par-là pendant qu’ils évacuaient l’appareil pour donner lieu à de longues enquêtes, gênantes même si, régulièrement, elles ne débouchaient sur rien de concret.
— Ouverture ! commanda Yahinn en effectuant rapidement quelques réglages.
Il rejoignit aussitôt ses compagnons, sauta derrière eux, heurta légèrement le dos de Graza qui s’éloignait déjà en trébuchant un peu sur le sol rocailleux hérissé de buissons bas et maigres.
La nuit était sombre. La Lune, dans son premier quartier, ne diffusait qu’une faible et pâle lumière qui n’éclairait pas vraiment le paysage qui les entourait. On distinguait pourtant les sommets arrondis des collines et, sur les flancs de certaines d’entre elles, des taches plus sombres qui correspondaient à de petits bois de pins maritimes aux troncs tordus et rabougris.
Sur la droite, quand on regardait en direction du « Foudre 115 », se dressait un édifice à la forme massive, dont on devinait à peine les contours.
Il était situé à une cinquantaine de mètres de l’endroit où l’appareil demeurait immobile, comme suspendu à d’invisibles filins à moins d’un mètre du sol.
Yahinn avait pris la tête du petit groupe et ils s’étaient dirigés vers cette construction.
Ils s’arrêtèrent pourtant après avoir parcouru une vingtaine de pas. Yahinn appuya sur deux des touches d’un petit boîtier qu’il tenait à la main.
Télécommande. Le « Foudre 115 » s’éleva brusquement, atteignant tout de suite une vitesse considérable.
Ils le suivirent des yeux pendant quelques brefs instants, petit point devenu de nouveau lumineux sous l’effet de l’échauffement, puis ils le perdirent de vue dans un ciel où quelques nuages effilochés, très haut, dessinaient les contours mouvants de vastes champs d’étoiles.
Confié au pilotage automatique, et toujours indétectable, l’appareil allait se placer sur une orbite très large. Il ne reviendrait que lorsque Yahinn en transmettrait l’ordre au programmateur électronique de vol.
Graza laissa fuser un soupir de soulagement.
Le départ de l’appareil et sa disparition rapide rendaient leur présence moins insolite, ajoutant ainsi à leur sécurité.
— Allons-y…, souffla Yahinn après avoir jeté un dernier regard vers le firmament.
Ils se remirent en route vers la masse sombre de l’édifice, en s’efforçant de troubler le moins possible le silence qui les environnait.
Ils pénétrèrent quelques instants plus tard dans un bâtiment qu’ils traversèrent dans l’obscurité pour déboucher dans une grande cour rectangulaire qu’une galerie entourait. Toujours en tête, Yahinn coupa en oblique cet espace à ciel ouvert, entra dans une autre aile de l’édifice et murmura presque aussitôt :
— Lumière…
Derrière lui, Graza alluma une minuscule lampe torche et en dirigea le faisceau devant eux.
Yahinn les conduisit vers un escalier qui s’enfonçait dans le sol recouvert de larges dalles de pierre. Au bas des marches, il poussa une porte qui grinça un peu.
La salle, assez grande, était une ancienne cave voûtée où Yahinn donna plus de lumière.
— Jamais venus ici ? demanda-t-il en se retournant vers ses compagnons.
— Une seule fois. Il y a environ deux ans.
Graza, pour sa part, secoua négativement la tête.
— C’est un vieux monastère, le renseigna Yahinn. La plus grande partie est en ruine. Nous sommes ici à moins de cinquante kilomètres des faubourgs de Barcelone, mais il n’y a pas un seul village à moins de cinq ou six kilomètres à la ronde.
— Oui, dit Graza, l’endroit semble en effet désert…
— Les seules voies de communication ne sont que des chemins abandonnés de tous, à l’exception d’une vieille route mal entretenue qui file en direction de la côte, où elle débouche près de Villanueva y Geltru. La circulation y est pratiquement nulle, sauf pendant le week-end. D’ici, ajouta-t-il, nous devons parcourir quelque huit kilomètres avant de parvenir à la station de glissobus la plus proche.
— A pied, je suppose ? interrogea Wuhr.
— Evidemment. Il ne peut être question de garer ici un véhicule quelconque, qui ne pourrait qu’éveiller la curiosité des quelques promeneurs qui viennent parfois jusqu’à ces ruines. Les règles de sécurité ne changent pas, et elles sont élémentaires : ne pas attirer l’attention, ne rien faire qui puisse surprendre, ou intriguer…
En parlant, il avait saisi une barre de fer provenant d’une vieille grille en fer forgé dont les restes oxydés étaient appuyés contre un mur dans un coin, et il s’en servait comme d’un levier après en avoir introduit l’extrémité entre deux pierres du mur.
Il dégagea ainsi l’un des blocs, découvrant une cachette profonde dont il tira un caisson étanche assez grand.
Il contenait un choix de vêtements et divers objets courants. Ils séparèrent quelques effets, les troquèrent contre leurs tenues de vol qu’ils rangèrent dans le caisson, ainsi que l’émetteur de télécommande, avant de tout remettre en place.
— Ne serait-ce pas un endroit idéal pour héberger les arrivants, en attendant de…, commença Wuhr en finissant de se vêtir.
— Non, assura tout de suite Yahinn sans lui laisser le temps d’achever sa phrase. Nous y avons d’abord songé, Kahaz et moi, mais nous avons bien vite abandonné cette idée. Outre les problèmes d’organisation que cela poserait, un fait certain nous a décidés à y renoncer : amener ici quarante personnes et les y abriter, même pendant quelques jours seulement, créerait forcément une certaine agitation. Le moindre remue-ménage dans un endroit généralement désert, voilà le meilleur moyen de nous faire très vite repérer ! Il faut se cacher dans la foule, c’est encore la meilleure solution ; on passe plus facilement inaperçu au centre même d’une grande ville qu’au beau milieu de la campagne !
— Probable, approuva Graza. Pourtant, il est bien prévu d’amener ici le premier groupe de…
— Oui ! Les amener, oui ; mais ils n’y resteront pas. Ce monastère ne sera jamais qu’un lieu de transit.
— Et tu comptes leur faire faire les huit kilomètres qui nous séparent de cette station ? s’enquit Wuhr. Quarante individus, ça fait du monde !… Comment les y conduiras-tu, en colonne par quatre ?
— Prévu ! dit Yahinn en souriant. Un glissobus très confortable, peint aux couleurs d’une agence de voyage établie d’une manière tout à fait légale par Kahaz il y a moins de deux mois viendra jusqu’ici depuis Villanueva. Tu seras d’ailleurs chargé de le piloter, Wuhr. Visite touristique… mais les touristes ne monteront à bord qu’ici… Tu les conduiras ensuite jusqu’au vieux centre de Barcelone, place de Catalogne ou place de l’Université. Par petits groupes, ils descendront alors vers le Quartier Gothique, auquel tous les visiteurs consacrent quelques moments… Ils seront alors à deux pas du local aménagé par Kahaz.
— Dommage que nous ne puissions pas en dire autant de cette station de glissobus ! plaisanta Graza.
Yahinn acquiesça d’un hochement de tête.
— Il faut pourtant y aller, remarqua-t-il. A cette heure-ci, nous devons pouvoir prendre le premier glissobus, à l’aube, et être à Barcelone bien avant le lever du jour.
Il vérifia soigneusement que le bloc descellé était correctement replacé, jeta la barre de fer au milieu des autres vestiges de la grille.
De ce qui provenait du « Foudre 115 », ils n’emportaient qu’une assez longue liste, enregistrée sur microbandes.
Il s’agissait des renseignements destinés à Kahaz, concernant les quarante premiers arrivants.
*
* *
A des millions de kilomètres de là, l’escadre de huit appareils « Foudre 115 » parvenait en vue de Lugana.
Tenus au courant de sa progression par les communiqués que Zahana diffusait régulièrement, les habitants de N’Ghornogö scrutaient déjà les nues en espérant y découvrir les appareils, même s’il était évident qu’ils évoluaient encore bien trop loin pour être aperçus à l’œil nu.
Ils regardaient quand même, impatients et fébriles…
Le salut…
Pas pour tous, bien sûr… Il faudrait du temps…
Mais c’était tout de même la réalisation de leur espoir le plus cher, le plus solidement ancré en eux.
Pour sa part, le président Razani était un peu soucieux.
Il venait de donner l’ordre à la majeure partie de ses maigres forces de police de se disposer en cordon autour du terrain aménagé pour la réception des appareils, vers lequel de nombreux habitants se dirigeaient déjà pour assister à l’arrivée de leurs sauveurs. Un autre petit contingent assurait, théoriquement, la sécurité des quarante futurs passagers de ce premier voyage. Ils avaient été réunis dans l’immeuble même où siégeait le gouvernement, et leur impatience était encore bien plus grande que celle de leurs concitoyens.
Parmi eux, Milhianna était encore assaillie par les doutes.
L’approche de l’instant du départ la rendait nerveuse sans dissiper en rien son appréhension, et elle ne savait vraiment plus si elle se sentait heureuse ou inquiète, si elle devait se réjouir de son sort comme le faisaient ses compagnons de voyage, ou regretter d’avoir été désignée.
Elle s’approcha d’une autre femme, sensiblement plus âgée qu’elle. Elle la connaissait de vue. A N’Ghornogö, tout le monde rencontrait tout le monde. Elle ne se souvenait pourtant pas de lui avoir déjà adressé la parole.
— Comment t’appelles-tu ?
— Kricha. Tu es Milhianna, n’est-ce pas ?
— Oui.
Il y eut un silence.
— Dans le fond, murmura Milhianna, je crois que j’ai un peu peur…
Kricha sourit et haussa les épaules :
— Il ne faut pas. Nous n’avons rien à perdre, dit-elle ; rien… Plus rien…